Dialogue autour de la régulation des technoproduits. Algorithme, architecture et règlement en ligne des conflits
«Dialogue autour de la régulation des technoproduits. Algorithme, architecture et règlement en ligne des conflits», dans E. DEGRAVE, C de TERWANGNE, S. DUSOLLIER et R. QUECK (dir.), Droit, normes et libertés dans le cybermonde. Liber Amicorum Yves Poullet, Bruxelles, Larcier, 2018, 335-354
«Dialogue autour de la régulation des technoproduits. Algorithme, architecture et règlement en ligne des conflits», dans E. DEGRAVE, C de TERWANGNE, S. DUSOLLIER et R. QUECK (dir.), Droit, normes et libertés dans le cybermonde. Liber Amicorum Yves Poullet, Bruxelles, Larcier, 2018, 335-354
EXTRAIT:
– L’étudiant : Si je vous comprends bien, la régulation des technoproduits et des technosciences ne serait pas en mesure de véritablement contrôler les effets secondaires, voire primaires, et par hypothèse néfastes d’une manière ou d’une autre, des innovations. Nous serions condamnés à percevoir ces effets trop tard et même perçus, ils ne pourraient pas vraiment être corrigés en raison du poids prééminent des acteurs de marché.
– Le professeur : Je n’irai pas si loin, mais il y a du vrai dans ce que vous dites. Les débats actuels entourant une question qui m’apparaît pourtant évidente, celle du réchauffement climatique, illustrent bien les difficultés de gérer les savoirs scientifiques. Comme le dit un auteur, «définir ce qui compte comme connaissance est capital en système libéral et démocratique» puisque «l’action rationnelle, au sens de Max Weber, présuppose ce savoir et que celui-ci fonde le ‘bon gouvernement’, le gouvernement agissant de façon légitime»[1]. Le capital l’a bien compris et ne se prive pas de financer des think tanks et autres boîtes à «idées» qui, bien entendu, produisent un savoir conforme à leurs intérêts. Et les ONG font de même. Ces acteurs sont devenus des producteurs de savoirs. Et ils en appellent alors à l’opinion publique afin de trancher la question[2]. La bataille devient donc médiatique et relève plus de l’opération de communication que de la discussion scientifique. Les compagnies de tabac ont élaboré ce qu’il est convenu d’appeler un «playbook», utilisé par d’autres industries aujourd’hui (pétrole, sucres, aliments transformés, etc.) afin de dénigrer et de décrédibiliser les scientifiques antitabac et de détourner le débat autour de la santé vers des questions périphériques[3].
– L’étudiant : Bref, les notions de corégulation ou de gouvernance qui supposent de mettre toutes les parties prenantes (stakeholders) autour de la table afin de produire une régulation proprement démocratique relèvent plutôt de l’imposture.
– Le professeur : Je note que vous avez de bons réflexes. En effet, ces mécanismes de coproduction de la norme sont, en fait, souvent des mécanismes de reproduction des intérêts prééminents et on ignore complètement les asymétries de pouvoir et de moyens entre les acteurs. Par ailleurs, la mise en avant de la notion de gouvernance a pour résultat d’atomiser les acteurs du corps social et donc de les affaiblir. En présentant la gouvernance comme le mode de gestion des affaires publiques par lequel toutes les parties prenantes, donc tous les acteurs pris isolément et individuellement, peuvent faire valoir leur point de vue, on court-circuite la représentation parlementaire classique. Or quoi qu’on pense de la crise de la représentation démocratique[4], il faut bien reconnaître que la règle de droit en tire sa légitimité et que le parlement représente une volonté générale collective, plutôt que catégorielle, qui apparaît plus puissante parce qu’elle est justement collective. Pour les représentants de la société civile, aller à une table de discussion en ordre dispersé ne peut manquer d’affaiblir leur voix et de la minorer au regard des puissants intérêts du capital. Pour certains, la gouvernance relève même d’un coup d’État conceptuel[5]. On veut déplacer le siège du pouvoir : d’un parlement élu et collectif, malgré encore une fois les nombreux défauts de la représentation, vers un processus de décision où les intérêts majoritaires et collectifs sont mis en minorité parce qu’ils sont atomisés. La voix collective et majoritaire est ravalée au niveau de voix minoritaires représentant le capital et l’élite. Drôle de conception de la démocratie. Mais c’est une tendance lourde que de faire prévaloir certains intérêts en les travestissant sous les dehors séduisants de l’efficacité, de l’efficience et de la modernité au détriment de la délibération collective[6].
[1] Dominique PESTRE, «Introduction», dans D. PESTRE, Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès depuis 1945, Paris, La Découverte, 2014, 7, p.20.
[2] Ibid., p.21.
[4] Lire sur ce point notamment Karim BENYEKHLEF (dir.), Au-delà de la représentation. Les figures de la démocratie, Montréal, Éditions Thémis, 2017.
[5] Denis SAINT-MARTIN, «La gouvernance comme conception de l’État de la ‘troisième voie’ dans les pays anglo-saxons», dans Guy HERMET, Ali KAZANCIGIL et Jean-François PRUD’HOMME, La gouvernance. Un concept et ses applications, Paris, Karthala, 2005, p.89.
[6] Lire notamment Karim BENYEKHLEF, « Le droit global : un défi à la démocratie » (2016) 353 Revue Projet, 14-22. Pour une version longue de cet article intitulé : «Le droit global : vers un équilibre des intérêts économiques et des droits économiques et sociaux et pour le maintien de la délibération collective» (2017) : accessible à : http://www.karimbenyekhlef.ca/blogue/2017/01/06/le-droit-global-vers-un-equilibre-des-interets-economiques-et-des-droits-economiques-et-sociaux-et-pour-le-maintien-de-la-deliberation-collective/ (dernière consultation : 1er septembre 2017)
Ce contenu a été mis à jour le 12 juin 2018 à 16 h 30 min.