Le droit mis à nu- Undressing the text
Montréal, Éditions Thémis, 2009
Introduction
Karim Benyekhlef (dir.), Le texte mis à nu
Montréal, Éditions Thémis, 2009
Le présent ouvrage est le fruit du cycle annuel de conférences sur les fonctions contemporaines du droit organisé par le Centre de recherche en droit public (CRDP) de la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Le thème de l’année universitaire 2006-2007 était «Le texte mis à nu» (Undressing the Text, en langue anglaise) et proposait «un examen des forces qui jouent sur la création et l’interprétation du texte juridique». Mettre le texte à nu, lui retirer ces habits qui le griment et le dissimulent parfois et lui imprimer un sens que l’on souhaite commun et partagé. La tâche est formidable; elle a occupé et occupe toujours les meilleurs esprits.
Cet ouvrage se veut une modeste contribution à cette question si complexe du passage de l’écrit à la réalité de l’action. L’interprétation en droit s’articule autour d’une règle d’or, que nous rappellera Pierre-André Côté dans son texte, celle de la détermination de l’intention du législateur. Comment déterminer cette intention? L’intention de cet auteur, impersonnel et multiple, qui doit également refléter les valeurs et les aspirations de l’auditoire qu’il entend régir, ne se découvre pas aisément et est souvent l’objet de prescriptions qui en obscurcissent la détermination. Le texte juridique n’est pas le seul champ du savoir qui réclame l’intercession d’un tiers – l’interprète – afin d’advenir dans le réel. La partition musicale ou le texte littéraire demandent aussi la médiation d’un interprète afin de déployer son sens, sa musicalité, son rythme, son objet. Comment le musicien déchiffre la partition? Quelle est la part de fiction que s’attribue le lecteur lorsqu’il déchiffre un roman? Ces instants dans la vie des interprètes peuvent-ils éclairer celui que vit le juriste quand il cherche à comprendre le sens d’un texte juridique? À moins d’estimer que le juriste ne soit dans une position singulière, l’isolant superbement des autres communautés interprétatives. Je ne peux y croire et les auteurs de ce collectif ne semblent pas y croire davantage. Le juriste a tout intérêt à examiner les méthodes, les intuitions, les approches empruntées dans d’autres champs afin de les confronter à sa propre discipline de l’interprétation. L’interdisciplinarité ne constitue pas la simple juxtaposition des savoirs, elle suppose notamment la prise en compte d’une problématique commune – l’interprétation du texte en l’occurrence – et cherche, à partir de celle-ci, à établir des correspondances et des liaisons entre les champs du savoir. Les correspondances ne sont pas toujours directes et immédiates, mais peuvent bien souvent éclairer notre méthode, dévoiler des ressorts mal connus et, finalement, contribuer à démystifier la quête du sens juridique.
Sans vouloir dater précisément l’interdisciplinarité, on ne se trompe pas en affirmant que la fondation, voilà quarante ans, en 1969, du Centre universitaire de Vincennes en France marque un moment décisif dans l’avènement d’une volonté interdisciplinaire[1]. Rejetant l’affirmation de Louis Althusser, selon laquelle l’interdisciplinarité «ne pouvait être autre chose qu’un rassemblement des ignorants»[2], l’expérience de Vincennes confirme plutôt les analyses d’Edgar Morin pour qui «l’histoire des sciences n’est pas seulement celle de la constitution et de la prolifération des disciplines, mais aussi celle des ruptures des frontières disciplinaires, d’empiétements d’un problème d’une discipline sur une autre, de circulation de concepts, de formation de disciplines hybrides qui finissent par s’autonomiser»[3]. Dire l’interdisciplinarité, la décrire est souvent plus facile que la pratiquer. Les savoirs ont couramment érigé des frontières confortables derrière lesquelles l’expert se réfugie, refusant fréquemment l’asile à ses homologues des autres champs disciplinaires au nom de la pureté de sa science ou de son ignorance de ces champs. Le juriste n’est pas à l’abri de cette triste posture, tout comme il lui arrive d’être également rejeté, parfois avec violence, dans les bas-côtés du savoir. Ainsi, à Vincennes, on considère le droit comme une discipline secondaire dans le secteur des sciences humaines :
Cet avant-projet a été établi en considération de l’idée retenue pour l’année universitaire en cours, que l’enseignement du Droit ne constituerait point une structure verticale, c’est-à-dire n’aboutirait point à la délivrance d’un diplôme à dénomination juridique. Il a donc été conçu en fonction des désirs ou des besoins des autres départements. Ainsi relégué au rang de discipline complémentaire ou «secondaire», le Droit peut néanmoins fournir un appoint extrêmement précieux à la formation des étudiants relevant principalement d’un autre département, qu’ils soient sociologues, géographes, économistes ou spécialisés dans l’étude d’une langue étrangère[4].
Où l’on constate que Vincennes, malgré ses appels à l’ouverture des champs scientifiques les uns vers les autres, reste marqué par une lecture idéologique du droit, de cette science dont les prétentions normatives semblent agacer et que l’on veut ramener au rôle de simple auxiliaire des autres savoirs. Cette posture n’est évidemment pas sans rapport avec l’époque qui entend remettre en cause, par la critique radicale, les pouvoirs établis et parmi ceux-ci, bien entendu, le droit qui apparaît comme une pièce de soutènement essentielle de la superstructure des sociétés bourgeoises, selon le lexique marxien. Cette lecture doctrinaire du droit ne fait pas honneur aux chantres vincennois de l’interdisciplinarité. Elle doit être repoussée afin de donner la juste place qui revient au droit dans l’appréciation des choses humaines. Le texte de Jean-François Gaudreault-Desbiens milite notamment pour une juste appréhension du droit par les autres champs du savoir. Cela dit, le propos principal du présent ouvrage est de souligner les ouvertures pratiquées par le droit dans son tissu scientifique vers les autres disciplines afin d’en tirer des enseignements susceptibles de faciliter la tâche première du juriste, celle de l’interprétation des textes.
À cet égard, la littérature ne manque pas de susciter l’intérêt du juriste soucieux du sens à attribuer au texte, habité par la volonté de débusquer cette intention de l’auteur (ici le législateur), mais également ces intentions diffuses, résultats des préoccupations du temps et du lieu dans lesquels l’interprétation doit jouer, et qui ne peuvent manquer d’infléchir le sens du texte. Ne dit-on pas du roman qu’il constitue la voie royale de la connaissance[5]? Le meilleur moyen de comprendre une époque, ses valeurs et sa réalité, d’exhumer ses secrets et ses mystères. Ce rapprochement du droit et de la littérature doit beaucoup à la doctrine étatsunienne. Ainsi, dès les débuts du XXe siècle, sous la plume du grand juriste John Henry Wigmore, se dessine une approche qui veut que la littérature puisse contribuer au droit. Une «division appelée à devenir canonique» se fait jour: «Law in litterature, le droit dans la littérature, et Law as litterature, le droit comme littérature»[6].
Wigmore établit, dès 1900, une liste d’ouvrages de fiction (legal novels) que les juristes se doivent de lire afin d’élargir leurs horizons et, surtout, de comprendre la règle de droit puisque celle-ci «est fondée sur les dogmes et les expériences de la vie, et les dogmes et les expériences de la vie sont conservés dans une bibliothèque bien plus large que celle comprise entre les couvertures des livres de droit»[7]. On peut parler de droit dans la littérature, c’est-à-dire de ces romans qui font appel au ressort juridique dans leur intrigue (roman judiciaire). En 1908, Wigmore publie une nouvelle liste de «legal novels», réitérant ainsi cette volonté d’inventer «non pas tant un nouveau genre littéraire, qu’un mode de connexion – les listes de Legal Novels – de champs de savoir alors séparés: le Droit et la Littérature»[8]. La littérature se voit reconnaître trois grandes fonctions juridiques, selon Wigmore:
(1) Informer le juriste de la représentation du droit que se fait l’homme du commun (…) (2) imposer à l’attention du juriste l’application concrète et, conséquemment, la conscience de la nécessaire évolution de la loi (…) (3) renseigner le juriste sur la nature humaine: «[Le juriste] se doit d’aller vers la fiction qui lui offre un musée de portraits de la vie.» Pour étudier la nature humaine, deux possibilités s’offrent au juriste: il lui faut vivre, ou lire[9].
Le droit comme littérature, «en analysant la dimension littéraire du texte juridique, point de vue dominant aux États-Unis où la common law s’énonce comme un immense récit jurisprudentiel perpétuellement repris, réinterprété et inventé»[10], constitue un autre exemple de l’apport de la littérature au droit. On s’intéresse donc ici à «l’examen de la manière de raconter en droit», à l’image de la proposition de Ronald Dworkin comparant «les juges à des auteurs écrivant un roman à la chaîne»[11]. Comment s’écrit le droit, quels en sont les ressorts essentiels? Cela dit, il convient de ne pas exagérer la distinction et de reconnaître que le «mouvement ‘Droit et Littérature’ peut échapper, en fait, à la ligne de partage entre Law in et Law as Literature, pour fonder un nouveau ‘cosmos’ (…) où Law as it is, le droit tel qu’il est, coexiste avec Law as it ought to be, le droit tel qu’il devrait être»[12]. Les travaux de Benjamin Cardozo[13] ont contribué à faire de la littérature un champ pertinent d’investigation en droit par le truchement, notamment, du principe de la narration (narrative).
La littérature ne se limite pas au roman. Ainsi, Jean-François Gaudreault-Desbiens se penche sur la nature de l’essai en droit. L’essai, ce genre littéraire, répond à des canons qui peuvent heurter un certain discours juridique. Jean-Claude Gémar s’intéresse plutôt aux rapports entre la langue et le droit alors que Jeanne Simard et Marc-André Morency analysent les relations qui pourraient se nouer entre le musicien et le juriste dans l’acte interprétatif. Pierre Issalys examine la banalisation de la loi comme outil normatif dans les sociétés contemporaines occidentales alors que Pierre-André Côté réfléchit à la conception déclaratoire de l’interprétation qui masque mal le fait que le sens n’est pas toujours inscrit dans le seul texte juridique. Examinons chacune de ces contributions.
Les travaux de Jean-Claude Gémar sur la jurilingusitigue sont connus[14] et ont marqué la discipline. Gémar fait porter sa réflexion sur le dialogue entre droit et langue qu’il estime fragile, car celui-ci dépend d’une situation complexe; en particulier au Canada où le régime juridique se distingue par le bilinguisme et le bijuridisme. Deux langues (le français et l’anglais) et deux systèmes juridiques (le droit civil et la common law). Ainsi, «la jurilinguistique est une tentative de réponse aux difficultés que pose le traitement du texte juridique. Elle a pour vocation d’apporter aux praticiens du droit des solutions pour produire des textes, qu’ils soient unilingues, bilingues ou multilingues». Le jurilinguiste participe à la quête de sens du juriste en lui facilitant le traitement de la langue et la mise en conformité des valeurs du moment avec les mots utilisés dans l’élaboration de la norme. «Les premiers jurilinguistes étaient des praticiens, car l’écriture du droit, comme tout acte d’écriture, est un savoir-faire humain avant d’être une pratique professionnelle». Ainsi, on peut comparer cette pratique avec «celle de l’écrivain public d’antan». Puisque «le droit est affaire de mots», les manières de rédiger, d’élaborer, de composer le texte juridique sont une préoccupation constante. À cette préoccupation pratique s’ajoute, en droit, une dimension mystique puisque, comme pour le religieux, «le langage du droit incarne le mythe prométhéen de la naissance et de la diffusion d’un savoir, celui dont le juriste serait investi, où le mythique le disputerait au mystique». Cette dimension ne simplifie évidemment pas la quête de sens. Cette charge mystique, qui participe à la juridicité de la norme en lui conférant une certaine aura sacramentelle, ne peut manquer d’obscurcir parfois le sens de la norme, puisqu’elle fait appel à des affects qui troublent la raison devant guider l’interprète.
La linguistique a aussi montré son utilité pour le juriste dans la création «de banques de terminologie (juridique), la lexicographie (juridique) (unilingue, bi- et multilingue)». Cela dit, la tâche première de la linguistique est de servir «d’appoint» au juriste «lorsqu’il s’agira de se lancer dans cet ‘exercice impitoyable pour le juriste’ qu’est ‘[l]’écriture du droit’». La réunion du droit et de la linguistique ne produit pas «ipso facto une science tierce». Il n’existe pas encore une grande théorie de la jurilingusitique, même si de nombreux travaux sont menés dans ce champ et «constituent un corps de doctrine non négligeable». Gémar conclut sur le nécessaire dialogue entre les disciplines scientifiques. Il note également «la nécessité d’une interaction, d’un dialogue incessant entre la pensée théorique et ‘les données observées’». Il remarque finalement que «la langue et le droit s’interpénètrent et s’influencent en permanence» et qu’il apparaît donc «vain de tenter de dresser une cloison étanche entre la langue et le droit et a fortiori entre le droit et la jurilinguistique».
Le texte de Jeanne Simard et Marc-André Morency porte sur l’interprétation musicale comme analogue à l’interprétation des lois. La comparaison avec la musique semble s’imposer pour les auteurs puisque «contrairement à la peinture ou à la sculpture, dont l’action sur une matière impose un état définitif, la musique se présente avant tout comme un art du temps, le virtuel ne s’achevant que dans l’exécution qui l’actualise». Cet art du temps demande un effort continu et itératif de l’interprétation (de la partition) et, de ce fait, rejoint «l’interprétation des textes écrits, qu’ils soient ou non juridiques, car ceux-ci doivent être réinterprétés chaque fois qu’ils sont lus et, par là même, mis en œuvre». De même, Simard et Morency précisent que, comme pour la musique, le droit ne se limite pas à un écrit, il suppose en effet un «triangle d’influences réciproques entre le ou les créateurs du texte, l’interprète et les auditoires qui sont affectés par la mise en œuvre de ces interprétations». À cet égard, les auteurs soulignent la responsabilité qui échoit à l’interprète au regard de ses publics actuels et à venir «lesquels peuvent se sentir blessés ou offensés par une interprétation ne respectant par leurs attentes ou leurs valeurs». Il est vrai que cette troisième partie, celle pour laquelle il y a finalement un acte d’interprétation, ne saurait être négligée dans l’exercice de la quête du sens ; ses attentes ne peuvent manquer de constituer un facteur important dans les choix interprétatifs du juriste ou du musicien. C’est d’ailleurs là la contribution que voudraient apporter les auteurs. En effet, il n’est pas dans leur intention «de construire ou de découvrir une théorie de l’interprétation qui serait transdisciplinaire et qui pourrait s’appliquer à tous les types de textes», plus modestement et concrètement, leur intention «consiste plutôt à prendre du recul, afin de voir l’au-delà du texte, afin de situer l’ ‘acte d’interpréter’ au cœur des rapports sociaux, des pratiques, et de voir tous les acteurs du processus (dont le public) qui y participent». L’analogie se dessine alors plus clairement : encore une fois, l’auditoire de l’interprète ne peut manquer de participer à la détermination du sens, puisque ses attentes, ses besoins, ses valeurs sont une préoccupation primordiale de l’interprète.
Les deux auteurs nous expliquent ainsi que, dans une perspective historique, «l’interprétation de la musique et l’interprétation du droit ont connu des débats similaires». En musique, le débat oppose ceux qui s’en tiennent à une exécution de l’œuvre «respectueuse de la volonté concrète du compositeur» et ceux «qui privilégient une exécution où l’artiste participe activement à la création de l’œuvre pour la faire accepter de l’auditoire». Cette opposition n’est pas sans rappeler celle qui oppose les juristes originalistes, pour qui le texte doit s’interpréter dans le sens voulu par ses auteurs, à ceux qui croient plutôt que le texte à interpréter ne peut être détaché du contexte socio-culturel et historique dans lequel il est appelé à jouer. Ces derniers ont beau jeu de rappeler que la méthode des originalistes aurait pour effet de priver les femmes du droit de vote, les homosexuels de leurs droits politiques et civils, etc. Après avoir dressé un portrait historique des courants interprétatifs en musique, Simard et Morency notent que l’interprétation musicale aboutit à un processus dynamique par lequel on reconnaît «l’existence d’un triangle d’influences réciproques entre le créateur du texte, l’interprète et les auditoires». Le dialogue avec l’auditoire, que suppose l’acte d’interprétation, laisse à l’interprète «un certain jeu, un espace de création et ce, peu importe que le juge, ou le juriste, ou le musicien, doivent interpréter un texte ancien ou moderne». Ils rejoignent ainsi «la perspective évoquée par Pierre Noreau lorsqu’il affirme que l’interprétation en droit est de fait une lecture de la société et que sa mise en œuvre comporte inévitablement une réflexion éthique, c’est-à-dire un ajustement continu du droit à l’état des mœurs et des valeurs». L’interprète devient alors un «praticien réfléxif», c’est-à-dire «une personnalité créatrice, soucieuse des cadres établis, mais aussi capable d’en adapter les valeurs essentielles aux situations qui engendrent les cas en l’espèce». Cet apport du praticien relève de l’artistique plutôt que du littéraire selon Simard et Morency, puisqu’un «texte juridique, tout comme une œuvre musicale, ne peut se comprendre sans un engagement de l’interprète qui l’implique tout entier, non seulement par l’intelligence, mais aussi par l’imagination, la sensibilité et l’intuition». L’affect est ici bienvenu et participe à la détermination du sens. «L’abondance de termes flous dans la législation facilite cette mise en œuvre» marquée par l’affect.
Le texte de Jean-François Gaudreault-Desbiens se veut une réflexion, très riche, sur l’apport possible de l’essai, genre littéraire bien connu, à la doctrine juridique. Pour l’auteur, l’essai passe une «affirmation de la subjectivité éclairée de l’auteur (…) [le] refus du discours purement objectiviste, [un] va-et-vient entre le personnel et l’universel, [et une] pluralisation des styles discursifs». L’essai lui apparaît comme un genre littéraire «périlleux dans le champ juridique», puisque l’essayiste «prend en quelque sorte le contre-pied de la doctrine en refusant le postulat de clôture normative du droit envisagé sous l’angle positiviste». En ce sens, l’essai est «un mode de pensée nomade» et dans ce champ nomade, le juriste «agit principalement comme révélateur et gestionnaire de l’incertitude (ou de la contingence) plutôt que comme producteur de certitude ou de vérité objective durables».
Pour Jean-François Gaudreault-Desbiens, la seule «analyse exégétique du droit positif» ne peut suffire à satisfaire l’ambition intellectuelle de l’interprétation de la norme, du droit. Cet exercice peut souvent tourner sur lui-même et s’avérer stérile si ne s’y ajoute pas «une contextualisation de ce droit, envisagé autant comme enjeu politique que comme instrument social». L’auteur estime, d’une part, que la doctrine classique fait «preuve de naïveté épistémologique en ce qu’elle [tient] pour avérées et incontestables les représentations que le droit officiel donne de lui-même» et, d’autre part, qu’il n’est pas possible «d’expliquer le droit par une méta-théorie qui permettrait de rendre adéquatement compte des irrégularités, des lacunes, bref de l’insécurité dans le droit». Gaudreault-Desbiens rejette ainsi l’idée d’une théorie en droit susceptible d’englober tous les facteurs pertinents dans l’interprétation du droit et d’offrir, de la sorte, un support dogmatique à tous les questionnements, les doutes et les incertitudes afférents à la science juridique. L’auteur fait le choix, dans une posture postmoderne, «de valoriser le doute et la contigence» dans son activité de juriste universitaire. Ce choix emporte deux conséquences : l’une substantielle, par laquelle Gaudreault-Desbiens refuse toutes les étiquettes, et l’autre formelle qui se dévoile par le cours du «je-en-droit» et donc l’acceptation d’un degré de subjectivité dans le travail juridique. Cette subjectivité est tempérée, poursuit l’auteur, par un «travail herméneutique de mise à distance».
La présentation des principaux ressorts fondant la réflexion et l’activité intellectuelles de l’auteur l’amène à la proposition selon laquelle l’essai semble particulièrement bien convenir à sa «conception du droit». La principale prétention de l’auteur est de «plaider non pas tant en faveur d’une pratique plus fréquente et répandue de l’essai, mais plutôt en faveur d’une ouverture des critères de reconnaissance de ce qui constitue de la ‘doctrine’ en droit». Nous savons déjà que l’essai est marqué par la subjectivité de son auteur et est caractéristique d’une «pensée nomade». De la sorte, on note que l’essai recèle une «dimension interlocutoire» et se veut «interdisciplinaire, transversal et polyphonique». C’est évidemment sa liberté qui octroie à l’essai tant de qualités. L’essai, parce qu’il est subjectif, suppose le recours du «je», ce qui n’est pas sans soulever de difficulté en droit et pose alors la question suivante : «le ‘je’ et le droit sont-ils antithétiques» ? L’épistémologie positiviste nous donnerait à le croire, affirme Gaudreault-Desbiens, puisque dans cette perspective «le droit est conçu comme étant ontologiquement extérieur à ses opérateurs» et qu’il en «découle une exclusion de principe de leur subjectivité, de leur expérience individuelle». On aura compris que l’essai heurte le droit, «puisque ce genre littéraire cherche à s’extirper du pays borné par le droit, ce qui implique un refus de ne considérer que le « réel » que donne à voir le droit positif». Le juriste essayiste est, en quelque sorte, un traître à son champ scientifique, puisque l’essai assure «la résurgence de l’auteur dans le droit, avec sa parole vive, interlocutoire, et non seulement le règne de l’interprète envisagé comme opérateur d’un projet rationnel lacunaire –celui du droit posé». En effet, il ne faut pas perdre de vue que «l’essai, c’est d’abord l’auteur, et seulement ensuite le texte qui n’est qu’un artefact ou une trace de la présence de l’auteur». L’ouverture de la doctrine juridique au Québec au principe de l’essai et, par conséquent, «aux facteurs externes influant sur l’évolution du droit» ne peut qu’enrichir la réflexion doctrinale. Il apparaît alors «impérieux» à l’auteur de «traiter les perspectives sur le droit, plutôt que simplement en droit», créant, de ce fait, ce que Jean-François Gaudreault-Desbiens appelle une «doctrine contextuée». Voilà une invitation séduisante qui semble vouloir suborner le juriste au regard d’une certaine «doctrine doctrinante» pour employer les termes de l’auteur, alors qu’elle le libère en élargissant et en enrichissant ses perspectives.
Pierre Issalys porte un regard sur la loi : «comment, en effet, ne pas être frappé par la banalisation de la loi dans le regard de beaucoup de juristes, par le désintérêt qu’elle suscite en regard d’autres textes plus colorés, moins prévisibles, en apparence plus féconds, plus porteurs»? La loi tend à définir un rapport à l’action : elle ordonne, elle prohibe, elle permet. Ce rapport à l’action de la loi repose, selon l’auteur, sur le postulat selon lequel « la loi peut (doit : c’est sa vocation) maîtriser l’action, en s’efforçant de la prévoir, à défaut de toujours la rattraper». Ainsi, «prévoir, décider, contraindre : tel semble être le « mouvement » qui anime cette « mécanique». Cette volonté de prévoir l’action et, ce faisant, (feindre) de la maîtriser, « n’est rien d’autre, bien sûr, que le besoin de sécurité juridique, qui pousse à croire que tout le réel est susceptible de traitement par la loi, que la loi peut connaître de tout objet, que tout le réel est «légalisable». Pour Pierre Issalys, le rapport de la loi à l’action change sous l’effet de plusieurs facteurs liés à la nature du commandement découlant de la loi et à la complexification croissante des enjeux socio-économiques qu’on souhaite que le droit encadre.
Un premier changement observable pour l’auteur tient dans «la représentation classique du texte légal» qui semble délaisser le principe du commandement au profit de modalités atypiques (pour le droit moderne) dans les rapports entre le texte et l’action. L’auteur classifie ces rapports en six catégories : l’action planifiée, orientée, sollicitée, mise à l’épreuve, accompagnée ou affranchie. Ainsi, par l’action planifiée, les «textes s’affirment porteurs ou initiateurs de « stratégies », de « plans d’action », de « programmes » d’action, de « cadres » de développement». Le législateur a recours à un langage «militaire, architectural ou gestionnaire» pour encadrer une action diffuse et complexe, de prime abord réfractaire à un encadrement purement juridique. L’action sollicitée constitue un autre exemple par lequel c’est «le caractère d’unilatéralité associé au projet législatif classique qui est tempéré par de nouvelles pratiques textuelles». «Ces pratiques investissent le texte légal d’une valeur d’invitation» à laquelle est convié le sujet et peuvent prendre la forme d’incitatifs matériels. «Les diverses variantes de la « contractualisation » et du « partenariat » appliqués à la production de textes normatifs» s’inscrivent dans ce registre.
Issalys précise «qu’il ne faut pas exagérer l’espace qu’occupent ces diverses pratiques dans l’ensemble des textes légaux applicables au Québec». En effet, selon lui, «même prises globalement, elles ne peuvent dissimuler la persistance massive des rapports « classiques » entre le texte et l’action». Cela dit, l’auteur note également une perte de la «densité normative» des textes juridiques : « Cette densité normative renvoie (…) au degré d’impérativité que donne à la norme la précision des concepts qu’emploie le texte». Les implications de cet infléchissement formel et substantiel de la loi sont importantes. Sans passer à travers chacune des implications identifiées par l’auteur, disons, plus simplement, que les sociétés contemporaines apparaissent comme des «sociétés du risque» et «suscite un besoin appuyé de sécurité». Évidemment, «la capacité du texte légal de répondre à ce besoin de sécurité se révèle, dans le même temps, limitée, voire illusoire, ne serait-ce qu’en raison d’effets pervers (voir la dialectique de la législation antiterroriste)». Ce besoin de sécurité dans une société de plus en plus complexe et disparate au plan des intérêts ne peut manquer d’alimenter un « climat général d’imprévisibilité». En effet, «un monde éclaté, aléatoire, complexe, par moments chaotique, paraît moins réductible à un ordre, moins docile aux ordres, moins programmable, moins prévisible». Ce qui fait que «la confiance dans la capacité de sécuriser le réel en maîtrisant l’action par le texte s’est sérieusement amoindrie».
Pour conclure, Pierre Issalys note que «la manière dont le texte légal approche et saisit l’action apparaît donc, aujourd’hui, moins ambitieuse que dans le projet législatif classique». L’outil législatif (la loi) ne semble plus en mesure d’apporter cette certitude et cette sécurité qui en sont les traits saillants dans la théorie du droit moderne. La loi doit composer «avec l’aléatoire, le risque (même catastrophique), l’éclatement, l’incomplétude, le transitoire». Elle ne peut plus se contenter de commander et de sanctionner. Elle doit également adopter des «registres plus subtils», passant notamment par la «planification, [l’] orientation, [la] sollicitation à adhérer, [la] mise à l’épreuve, [l’] accompagnement, [l’] affranchissement». Ces registres de la loi nous éloignent, en effet, du modèle classique par lequel le législateur commande aux sujets. Cette nouvelle approche, dictée par les conditions générales des sociétés contemporaines, ne peut manquer d’avoir une sérieuse incidence sur les principes d’interprétation de ces modalités législatives novatrices. Sans entrer dans les détails, on peut penser, intuitivement, que l’interprétation d’une loi-programme éloigne le juriste des canons classiques du positivisme juridique pour l’entraîner vers une analyse où le contexte d’adoption et de déploiement du texte, ses conditions générales d’application, l’auditoire auquel il s’adresse, doivent constituer des éléments à prendre en compte. L’interprète se dirige alors vers une analyse «contextuée», pour emprunter le qualificatif de Jean-François Gaudreault-Desbiens.
Pierre-André Côté nous convie à réfléchir sur la «distance que l’on peut observer en droit canadien entre la réalité de l’interprétation de la loi et la représentation qu’en donne le discours habituel de la jurisprudence». La conception déclaratoire de l’interprétation, qui a les faveurs des tribunaux et des praticiens, reflète mal la réalité du travail interprétatif. Après l’avoir définie, l’auteur soulignera ses limites et s’interrogera «sur les raisons de sa persistance» dans l’univers juridique. Selon la conception déclaratoire de l’interprétation, «interpréter la loi consiste à rechercher et à exprimer quelque chose qui est déjà là». Le jeu de l’interprétation se limite à rechercher l’intention du législateur. Ainsi, « l’interprétation de la loi ne crée pas le sens. Elle se limite à le faire connaître». C’est l’idéal, sans doute inatteignable, de la sécurité juridique «qui explique l’accent mis par la jurisprudence sur le sens littéral du texte».
Les limites de la conception déclaratoire apparaissent rapidement, puisqu’en supposant que «la fonction de l’interprète de la loi se borne [rait] à servir de truchement à l’intention législative», on ignore alors l’apport du lecteur dans le travail de l’interprétation. Or, selon Pierre-André Côté, on ne peut saisir «comment un sens est donné à un texte sans tenir compte de l’apport du lecteur». L’auteur remarque, à ce propos, que les tribunaux, dans la détermination du sens d’un texte de loi, «sont sensibles aux caractéristiques du cas dont ils sont saisis» et «tiennent grand compte des incidences pratiques de la décision qu’ils sont appelés à rendre, que ce soit en termes d’équité ou d’utilité». Malgré les critiques sévères de la doctrine à l’endroit de cette conception de l’interprétation, celle-ci persiste. L’auteur précise «que la pratique discursive de la jurisprudence semble (…) totalement insensible à ces critiques». Quelles sont les raisons de cette persistance? Pierre-André Côté en identifie plusieurs. Parmi celles-ci, notons que cette conception «doit son succès au fait que, sans être complètement vraie, elle n’est pas non plus complètement fausse». Ainsi, «la recherche de l’intention législative constitue non seulement un objectif légitime de l’activité interprétative, mais sans doute aussi, dans la plupart des cas, son objectif principal». On peut alors en conclure que «la conception déclaratoire, c’est la vérité, mais pas toute la vérité, car elle comporte, comme on l’a vu, de nombreuses lacunes». Côté ajoute que «si la conception déclaratoire peut être insatisfaisante au plan théorique, elle rend en pratique de bons services». Elle répond alors au pragmatisme des juges et des avocats qui n’hésitent pas à se révéler des «bricoleurs» au plan théorique.
Pierre-André Côté conclut en avançant qu’une interprétation de qualité ne peut se limiter à la seule prise en compte de l’intention du législateur, mais doit absolument reposer sur une lecture contextuée de la loi au risque, sinon, «de donner une fausse représentation de la nature» de la tâche du tribunal «et de taire les facteurs de décision qui se rattachent difficilement à la volonté du législateur historique, tels que ceux qui ont trait à l’incidence pratique de l’interprétation».
Ces textes ne peuvent que contribuer à une meilleure appréhension des rapports complexes et délicats que peuvent entretenir le texte et l’interprète. Ils signalent également une nette ouverture du juriste à l’autre. Une ouverture vers d’autres disciplines susceptibles de seconder le juriste dans son difficile travail d’identification du sens à attribuer au texte. Cette ouverture constitue un exercice pratique dans l’interdisciplinarité et demande, de la part du juriste, la capacité de mettre entre parenthèses certains des présupposés du droit moderne qui s’accommodent mal de ces emprunts extra-juridiques. On peut finalement aussi demander au non-juriste de faire preuve d’une ouverture similaire au droit et cesser de considérer celui-ci comme un produit culturel dérivé.
Karim Benyekhlef
Montréal, mai 2009
[1] Lire Jean-Michel DJIAN (dir.), Vincennes, une aventure de la pensée critique, Paris, Flammarion, 2009.
[2] Louis ALTHUSSER, Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero, 1967 cité par Pascal BINCZAK, «Préface», dans Jean-Michel DJIAN (dir.), Vincennes, une aventure de la pensée critique, Paris, Flammarion, 2009, p.8.
[3] Edgar MORIN, «Interdisciplinarité», Actes du colloque du Comité national de la recherche scientifique, Paris, CNRS, 1990, cité par Pascal BINCZAK, «Préface», dans Jean-Michel DJIAN (dir.), Vincennes, une aventure de la pensée critique, Paris, Flammarion, 2009, p.8.
[4] «Avant-projet d’enseignement juridique à Vincennes (1969)» dans Jean-Michel DJIAN (dir.), Vincennes, une aventure de la pensée critique, Paris, Flammarion, 2009, p.114.
[5] On peut présenter «la fiction comme le mode fondamental de la connaissance en sciences humaines», Silvana BORUTTI, «Fiction» dans Sylvie MESURE et patrick SAVIDAN, Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, P.U.F., 2006, p.460.
[6] Anne SIMONIN, «Make the Unorthodox Orthodox : John Henry Wigmore et la naissance de l’intérêt du droit pour la littérature», dans Antoine GARAPON et Denis SALAS (dir.), Le droit dans la littérature, Paris, Michalon, 27, p.51.
[7] Ibid., p.45.
[8] Ibid., p.42-43.
[9] Ibid., p.48 et 49.
[10] Antoine GARAPON et Denis SALAS, «Introduction», dans Antoine GARAPON et Denis SALAS (dir.), Le droit dans la littérature, Paris, Michalon, 7, p.8.
[11] François MICHAUT, «Etats-Unis (Grands courants de la pensée juridique américaine contemporaine», dans Denis ALLAND et Stéphane RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, Paris, P.U.F, 2003, 661, p.667.
[12] Anne SIMONIN, «Make the Unorthodox Orthodox : John Henry Wigmore et la naissance de l’intérêt du droit pour la littérature», dans Antoine GARAPON et Denis SALAS (dir.), Le droit dans la littérature, Paris, Michalon, 27, p.65.
[13] Lire Benjamin CARDOZO, The Nature of the Judicial Process, New Haven, Yale University Press 1921. Consulter également : Richard A. POSNER, Law and Literature, Harvard, Harvard University Press, 1998.
[14] Lire, entre autres : Jean-Claude GÉMAR et Nicholas KASIRER (dir.), La jurilinguistique : entre langues et droits. Jurilinguistics : Between Law and Language, Montréal, Thémis, 2005.
Ce contenu a été mis à jour le 21 février 2023 à 11 h 59 min.