L’Europe : la saison de tous les dangers
L’Union européenne aura retenu notre attention une bonne partie de cet été qui se termine. D’abord avec la crise grecque et, maintenant, avec celle des réfugiés. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut pas dire que les Européens se soient montrés à la hauteur des défis posés.
La crise grecque
La question de la dette grecque aura été abondamment traitée par les médias européens. L’élection de Syriza en janvier 2015 avait fait naître l’espoir d’une politique européenne plus équilibrée, c’est-à-dire moins prompte à vouloir satisfaire les volontés du capital. Le principe d’une bonne gestion des finances publiques est un objectif légitime et parfaitement raisonnable. En Europe, et pas seulement, ce principe s’est cependant transformé en un véritable dogme aux accents quasi religieux. L’idée de gérer les finances de l’État comme celle d’une famille ou d’une entreprise est sûrement très parlante pour les citoyens, puisqu’elle ramène la question des finances publiques à une simple opération comptable, comme celle d’une famille ou d’une épicerie. Mais, comme le rappelle les économistes eux-mêmes, l’État est sempiternel. Autrement dit, il a une durée de vie infinie contrairement à un individu ou même à une personne morale. Et les États empruntent sans cesse, payant essentiellement les intérêts de leurs dettes. Les emprunts par les États auprès des acteurs privés constituent d’ailleurs une véritable rente pour ces derniers. Voilà un placement sûr dont les intérêts rapportent avec régularité. L’État est un excellent débiteur pour les rentiers du capital. La «répression financière» (quel choix d’expression!), par laquelle depuis la Seconde guerre mondiale, les banques avaient l’obligation d’acheter un minimum d’effets publics (obligations et autres titres de dettes), déterminé par les banques centrales, et qui permettait donc un financement de l’État dans de meilleures conditions et à des taux préférentiels; cette «répression financière» n’est plus de mise. La dérégulation des politiques néolibérales a mis fin à ce financement des États moins rentable pour le capital. Par ailleurs, les dettes ne sont pas le seul facteur à prendre en compte dans un bilan comptable; il faut également tenir compte du capital social, c’est-à-dire les revenus à venir et la part des investissements publics dont les entreprises et les individus tirent avantage (infrastructures publiques comme les routes, hôpitaux, éducation, aéroport et les services, comme la santé etc.).
Quoi qu’il en soit, la question grecque n’était pas une simple opération comptable. Les journaux ont noirci des pages pour nous expliquer que les Grecs géraient mal leur État, que la corruption était endémique, que le prélèvement fiscal se faisait mal ou pas du tout etc. Tout cela est vrai, même s’il importe de relativiser les fautes grecques au regard de l’aveuglement européen lors de l’entrée de la Grèce en 2001 dans la zone euro, piloté par la banque d’affaires Goldman Sachs, et du fait que les prêts européens se sont additionnés et, avec eux, le paiement des intérêts sans réfléchir au fait que la Grèce ne pourrait jamais rembourser, doublant ainsi sa dette de 2010 à aujourd’hui. Mettons tout ça de côté et laissons aux historiens de l’économie le soin de trouver le ou les coupables. En fait, la crise du printemps et de l’été 2015 est plus le résultat du dogmatisme européen et, au premier chef, du dogmatisme des conservateurs allemands que d’un simple imbroglio comptable. La perspective qu’un gouvernement Syriza soit en mesure d’entraîner d’autres pays européens sur un autre chemin que celui de l’austérité et de la vision néolibérale ne pouvait pas passer. Quelle que soit la valeur des arguments économiques mis de l’avant par le gouvernement grec et d’autres économistes, comme Paul Krugman ou Joseph Stiglitz, il fallait absolument tuer dans l’oeuf cette gauche dite radicale. Gauche qui n’est en fait que simplement sociale-démocrate au sens historique du terme, c’est-à-dire qui refuse les inégalités induites par des avantages, des privilèges et des rentes et les combat.
Cette crispation politique conservatrice est le principal facteur de la crise causée par l’élection de Syriza en Grèce. Il fallait éviter tout effet domino. N’est-ce pas là un déni de la démocratie puisque les Grecs ont choisi Syriza en janvier et ont rejeté par référendum les diktats européens en juillet? Sans doute, mais on comprend mal que cela étonne les observateurs, puisque ce déni démocratique est quasi permanent dans les démocraties occidentales. Wolgang Streeck, sociologue de l’économie et directeur émérite de l’Institut Max-Planck pour l’étude des sociétés à Cologne, a publié un ouvrage fort éclairant en 2014: «Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique». Dans cet ouvrage, l’auteur revient sur la crise de 2008 (la Grande Récession, comme la décrivent les médias) et rappelle la rupture du pacte politique d’après-guerre entre l’État, le capital, les syndicats et les travailleurs par lequel on entendait poursuivre les politiques de régulation de la finance élaborées lors du New Deal, pourvoir au plein emploi et, surtout, assurer le primat du politique sur l’économie par une forme de concertation et de compromis. Cette rupture, entamée dès le début des années 1970, a consacré les politiques néolibérales qui constituent aujourd’hui le bréviaire sans appel des démocraties occidentales (pour un historique de l’émergence des politiques néolibérales, lire David HARVEY, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005). Le néolibéralisme, rappelle Serge Audier, est en fait «une charge contre les compromis socio-économiques de l’après-guerre, le Welfare State, la fiscalité hautement progressive, les politiques économiques interventionnistes dites keynésiennes; et, corrélativement, en une apologie du libre marché, des privatisations, de la propriété privée, des dérégulations, de la concurrence, de l’individualisme exacerbé, de la baisse des impôts etc» (Serge AUDIER, Penser le «néolibéralisme». Le moment néolibéral, Foucault et la crise du socialisme, Paris, Le Bord de l’Eau, 2015, p.8). L’idée d’un État interventionniste et redistributeur se heurte aux nouvelles exigences du capital[1]. Le pacte social de l’après-guerre, résultat du New Deal, mais surtout, de la forte crainte représentée par le modèle concurrent communiste, se dissout donc progressivement, dès les années 1970, en raison notamment de la volonté du capital de «rétablir des marges bénéficiaires plus convenables» et ce «à travers la libéralisation des marchés et une dérégulation». Or, poursuit Streeck, les marchés, au contraire de la vulgate néolibérale fort répandue, ont besoin de la protection des États, ne serait-ce que pour les protéger d’eux-mêmes. L’État fournit aux marchés les conditions juridiques et administratives et la force de la contrainte leur permettant d’exister et d’opérer. Les marchés n’en ont donc pas contre les États, partenaires essentiels de leurs opérations, mais plutôt contre la démocratie de masse que supposent nos régimes politiques: «Le néolibéralisme est en revanche incompatible avec un État démocratique, si par démocratie on entend un régime qui intervient, au nom de ses citoyens, avec l’autorité de la puissance publique, dans la répartition des biens économiques résultant des événements du marché» (Streeck, p.91). C’est ainsi que les politiques néolibérales ont sonné le glas «de la démocratie sociale du capitalisme démocratique de l’après-guerre» (Streeck, p.97). Depuis plusieurs années, les États occidentaux sont ainsi tiraillés entre la rhétorique démocratique, qui ne convainc même plus les masses au regard de la baisse importante du taux de participation aux élections [2] et les exigences et contraintes des marchés qui, pour protéger leurs intérêts, interviennent sur tous les sujets susceptibles d’influer leur rendement: «Les États du capitalisme avancé doivent être transformés de façon radicale afin de gagner durablement la confiance des propriétaires et des gestionnaires du capital, mais dans le même temps ils doivent garantir de façon convaincante, à travers des programmes politiques très fermement encadrés par leurs institutions, qu’ils n’interviendront pas dans ‘l’économie », ou uniquement dans le but de satisfaire et défendre la justice du marché – à savoir un taux de rendement approprié pour les investissements de capitaux» (Streeck, p.97).
Nous vivons donc cette immunisation du marché de la démocratie. La crise grecque n’est donc qu’un incident de cette tension entre la démocratie et le capital. Des incidents qui se reproduisent de manière régulière, avec moins d’éclat que le cas grec, dans nos démocraties occidentales. Ce jeu de dupes ne pourra pas durer éternellement et, à un moment ou à un autre, une crise majeure frappera les démocraties et mettra à mal l’idéal démocratique lui-même. Les poussées de l’extrême-droite en Europe ne sont que le prodrome d’une crise annoncée. Nos gouvernants montrent une irresponsabilité grave en se laissant conduire par une doxa qui n’est que le fruit d’un rapport de forces favorable au capital. Aveugles et sourds à cette réalité, ils mettent en danger des acquis démocratiques au profit d’un capital obsédé par ses rendements et indifférent à la crise qui s’annonce, comme l’orchestre du Titanic. Cette irresponsabilité induite par la cupidité et des intérêts à très courte vue est à l’oeuvre à Bruxelles. Elle y trouve d’ailleurs son plus beau théâtre alors que les politiques néolibérales ont démontré leurs sérieuses limites et, surtout, le fait qu’elles assurent une captation des richesses par un petit nombre creusant les inégalités. Le fameux «trickle down effect» (le ruissellement de la richesse créée par ces politiques sur les classes inférieures), argument si souvent entendu dans les trente dernières années, n’est qu’une farce grossière. Le FMI a reconnu ce fait, en juin 2015, dans une étude intitulée «Causes and Consquences of Income Inequality: A Global Perspective». On y lit : «Our analysis suggests that the income distribution itself matters for growth as well. Specifically, if the income share of the top 20 percent (the rich) increases, then GDP growth actually declines over the medium term, suggesting that the benefits do not trickle down. In contrast, an increase in the income share of the bottom 20 percent (the poor) is associated with higher GDP growth. The poor and the middle class matter the most for growth via a number of interrelated economic, social, and political channels.» Le «trickle down» est une farce aussi parce, qu’à l’origine, c’était une plaisanterie formulée par un comique du début du siècle, Will Rogers, qui se moquait du président Herbert Hoover, en poste lors de la dépression de 1929, en affirmant: « Money was all appropriated for the top in the hopes it would trickle down to the needy». Une blague allait devenir une proposition clé de l’argumentaire néolibéral dès Ronald Reagan, qui fut le premier à y faire allusion (lire l’article «The IMF confirms that ‘Trickle Down’ Economics is, indeed, a Joke»).
Mentionnons en terminant ce point que Wolgang Streeck donne un séminaire au Cérium, dont l’intitulé est celui de son ouvrage, Du temps acheté. la crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, le 15 octobre prochain.
La crise des réfugiés
Il s’agit là d’une crise bien différente certes, mais qui n’est pas sans lien avec l’inclination économiste de l’Union européenne et de ses membres. De quoi s’agit-il? D’une division de l’Europe qui illustre bien que la course à l’intégration n’a jamais fait l’objet d’une réflexion sérieuse. L’adhésion précipitée de dix pays en 2004 a sans doute été une erreur stratégique. On le voit bien aujourd’hui. Les ex-démocraties populaires refusent l’idée d’accueillir un quota de réfugiés. En fait, ils se montrent réfractaires au principe même de cet accueil. Les raisons socio-historiques de ce refus ont été exposées et ce n’est pas tant sur celles-ci que j’entends ici revenir. On a menacé ces pays de leur couper les fonds européens, même si la chancelière allemande a réfuté cette déclaration de l’un de ses ministres. C’est pourtant sans doute autour de compensations financières que cette affaire tragique se réglera. L’adhésion des ex-démocraties populaires à l’Union européenne s’explique essentiellement par des motifs économiques. Ces pays adhèrent plus à l’idéal du libre-échange qu’aux valeurs du fédéralisme ou du post-nationalisme. Soumis pendant un demi siècle à la puissance soviétique, il est compréhensible qu’ils souhaitent affirmer leur identité nationale et se montrent plutôt froid à l’égard du post-nationalisme que recèle, à l’occasion, le projet européen. Tout cela peut bien être déploré. Mais, au-delà, les identités nationales doivent être affirmées, car elles contribuent au projet européen. Il serait vain d’opposer intégration et souveraineté. Toutefois, on voit mal comment construire une identité européenne sur la seule base du libre-échange et de la finance. Si le patriotisme constitutionnel fondé sur une adhésion aux droits de la personne et à l’idéal démocratique, formalisés dans une charte ou une déclaration, ne constitue déjà pas un socle suffisamment solide pour construire une identité, qu’elle soit nationale ou européenne, le libre-échange rallie encore moins les masses. Voilà pourquoi l’identité nationale est importante. Elle doit se conjuguer avec des idéaux de solidarité et de démocratie participative (voir nos billets précédents sur la crise de la démocratie représentative et le tirage au sort). La tâche n’est pas mince, mais la réflexion sur ces idéaux est bien entamée. Nos gouvernants n’ont qu’à se donner la peine de participer à cette réflexion. Ils y trouveront des méthodes et des modalités susceptibles de réenchanter le projet européen et leurs propres démocraties. Mais, pour ça, il faut sortir des clichés de la doxa et du confort de la pensée molle. Il faut faire de la Politique.
En tout état de cause, la crise morale que traverse l’Europe, à l’heure où des milliers de réfugiés frappent à sa porte, n’est pas qu’un épiphénomène des crises régulières qui grippent les institutions européennes. Elle est beaucoup plus profonde, puisqu’elle démontre le vide et la vacance conceptuelle qui touchent l’Europe. Tout miser sur le libre-échange et une conception néolibérale du modèle européen ruine les chances de faire de l’Europe un idéal dont la jeunesse, à défaut de notre génération qui a raté sa chance, pourrait s’emparer. Qu’est-ce qu’être européen aujourd’hui? Vouloir la dérégulation, l’abaissement de toutes les barrières au commerce, la domination d’un modèle conservateur qui creuse les inégalités et, involontairement, réactive les luttes de classe, un discours moralisant sur la démocratie et les droits de la personne qui sont pourtant moqués au nom de la compétence exclusive des marchés et du danger des revendications insensées des masses? C’est ce que me répondent souvent mes étudiant(e)s quand on aborde l’objet européen. Voilà un triste constat alors que l’union des peuples européens est sans aucun doute la meilleure voie pour assurer la paix et l’épanouissement d’une jeunesse qui comprend mieux que ses prédécesseurs les dangers de croire que le consumérisme constitue un opium du peuple et qui sait que le libre-échange ne saurait être un horizon. Il est fort probable que la crise des réfugiés et la question des quotas se règlent par des espèces sonnantes et trébuchantes. L’Europe achètera la solidarité de anciennes démocraties populaires. Une solidarité bien fragile…
[1] Le recours à ce mot, «capital», et aux concepts qu’il peut sous-tendre, comme la lutte des classes, la ploutocratie, les rapports de force etc. ont été bannis du discours politique sous prétexte de leur obsolesence au regard de l’idéologie présentée comme neuve de l’accumulation du capital et du libre marché (néolibéralisme). Ce discours n’est pas marxiste et comme, le précise Wolgang Streeck, la labellisation précise de celui-ci ne présente aucun intérêt (sauf aux yeux bien entendu de ceux qui persistent à vouloir étiqueter pour diaboliser) : «Personne, après ce qui s’est passé depuis 2008, ne peut comprendre la politique et les institutions politiques sans les relier étroitement aux marchés, aux intérêts économiques, et aux structures de classe et aux conflits qui en résultent. La question consistant à savoir si tout cela est «marxiste», ou «néomarxiste», et jusqu’à quel point, me paraît totalement inintéressante, et je n’entends pas m’attarder sur elle : il résulte d’ailleurs de l’évolution historique qu’on ne peut plus dire actuellement avec certitude où finissent les efforts du non-marxisme destinés à élucider les évènements en cours, et où débute le marxisme. La science sociale moderne, de toute façon, surtout là où elle traite de sociétés entières et de leur évolution, ne travaille jamais sans recourir à des éléments centraux des théories «marxistes» – ne serait-ce que pour se définir par opposition. Je suis en tout cas doublement convaincu et que l’on ne peut comprendre que de façon approximative l’évolution actuelle des sociétés modernes contemporaines sans recourir précisément à des concepts-clés remontant à Marx, et que ce sera le cas à proportion du rôle toujours plus moteur de l’économie de marché capitaliste». Wolgang STREECK, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2014, p.17.
[2] Streeck affirme que «tout indique que la chute libre de la participation électorale dans les démocraties capitalistes s’explique par un sentiment non de satisfaction, mais de résignation. Les perdants du tournant néolibéral ne voient plus ce qu’ils devraient attendre d’un changement des partis de gouvernement. La politique de l’absence d’alternative, dite politique – TINA («There is no alternative»), propre à la ‘globalisation’, a depuis trop longtemps fait toucher le fond à la société: les élections ne font plus aucune différence, particulièrement aux yeux de ceux qui auraient le plus intérêt à des changements politiques (…) La résignation politique des classes inférieures protège le capitalisme de la démocratie et stabilise le tournant néolibéral dont elle est le fruit»., Ibid., p.90-91.
Ce contenu a été mis à jour le 5 mai 2017 à 8 h 20 min.